Critique et interview
Avis de Foudart 🅵🅵🅵
Colombie, années 1980. Le docteur Héctor Abad Gómez lutte pour sortir les habitants de Medellín de la misère. Malgré les menaces qui pèsent sur lui, il refuse d’être réduit au silence. Le destin de ce médecin engagé et père de famille dévoué se dessine à travers le regard doux et admiratif de son fils.
Adapté de faits réels, L’oubli que nous serons est à la fois le portrait d’un homme exceptionnel, une chronique familiale et l’histoire d’un pays souvent marqué par la violence.
Ce livre autobiographique est d’abord l’éloge, tout en délicatesse et respect, d’un fils à son père, médecin humaniste, militant des droits de l’Homme.
Dès sa sortie en 2006, le roman d’Héctor Abad, L’oubli que nous serons, a été un immense succès. Il est aujourd’hui considéré comme un des chefs-d’œuvre de la littérature hispanique. L’auteur est le fils du docteur Abad assassiné à Medellín en 1987.
Une formidable histoire d’amour entre un père et un fils
En transposant ce très beau livre au cinéma Javier Cámara a fait un belle reconstitution de la Colombie des années 70-80 et de sa violence politique, mais il fait surtout une chronique familiale pleine de nostalgie et de tendresse. Une chronique sur deux époques bien distinctes. L’enfance du jeune Abad et la mort du père.
C’est un récit de l’intime où chaque mot porte des émotions et des souvenirs précis.
L´oubli que nous serons a été tourné à Medellín et entourés par la famille Abad
Deux époques traitées par Fernando Trueba de façons très différentes avec alternativement des images en couleurs et d’autres en noir et blanc. Les ambiances, les préoccupations et le regard des protagonistes changent également entre les deux époques.
Tout homme à droit aux cinq « A » : aire (l’air), agua (l’eau), alimento (la nourriture), abrigo (un toit), affecto (l’affection). Réplique du film
Un film qui se dégusterait comme une belle histoire, un beau souvenir de notre enfance
L’oubli que nous serons est un film fleuve débordant d’amour et d’humanité. Le début et la fin du film sont de très beaux moments de cinéma et l’on comprends, dès les premières minutes, que tout sera présenté par le prisme de la pensée du fils. Ce point de vue artistique lié à l’enfance et à la nostalgie est tout à fait respectable, mais donne une sensation un peu édulcorée et simpliste des personnages.
L’OUBLI QUE NOUS SERONS
Sélection officielle – Festival de Cannes
Goya du Meilleur Film Hispano- Américain 2021
ESPAGNOL - 2020- 135 MINUTES
RÉALISÉ PAR FERNANDO TRUEBA
ADAPTÉ DU ROMAN DE HÉCTOR ABAD FACIOLINCE
AVEC JAVIER CÁMARA, NICOLÁS REYES, JUAN PABLO URREGO, PATRICIA TAMAYO, MARÍA TERESA BARRETO, LAURA LONDOÑO, ELIZABETH MINOTTA, KAMI ZEA, LUCIANA ECHEVERRY, CAMILA ZÁRATE, WHIT STILLMAN
SCÉNARIO DAVID TRUEBA
MUSIQUE ORIGINALE ZBIGNIEW PREISNER
DISTRIBUÉ PAR NOUR FILMS
Sortie cinéma, le 9 juin 2021
Interview de Fernando Trueba
J’ai eu la chance de rencontrer Fernando Trueba, le réalisateur Espagnol oscarisé de passage à Paris, à l’occasion de la sortie de son film L’oubli que nous serons. Une occasion de parler de cinéma et du film.
Frédéric Bonfils Parlez-moi du titre du film l’Oubli que nous serons qui est quand même assez étonnant .
Fernando Trueba
Oui. Le titre, comme vous le savez, dans le film, vient de ce poème attribué à Borges, que le docteur Hadad avait dans la poche de sa veste quand il a été assassiné. C'est un "sonnet" qu'il avait lu quelques jours avant dans son programme à la radio qu'on peut dire lapidaire. Parce que c'est quelqu'un qui parle de l'au-delà et qui est déjà mort et oublié. Mais c'est un beau "sonnet".
Donc, on parle de la famille Héctor Abad Gómez.
Enfin, le père d'Hector, le fils aussi, d'ailleurs. Il y a quelques Espagnols dans le film. Nous sommes 5 avec Javier Cámara. À l’exception d’un américain, le reste de l’équipe est colombien, plus un américain, Whit Stillman. Zbigniew Preisner, qui a créé la musique, est polonais.
Je suis toujours surpris par les réalisateurs qui ne sont pas du tout d’un pays et qui arrivent quand même à nous transmettre l'esprit, l'image qu'on en a , en fait. Cela ne doit pas être si facile que ça, j'imagine.
Parfois, ça peut donner... (rire). On peut commettre des erreurs. Il faut être très prudent, très humble et très attentif. Quand on fait ça, il faut faire très attention parce que des fois, il y a eu des désastres. Mais aussi de grandes réussites. Renoir, quand il a fait "Le Fleuve", en Inde, c'est un très beau film. Il y a plein de metteurs en scène qui ont bien travaillé « à l’étranger ». Billy Wilder ou Hitchcock ont fait carrière aux États-Unis, alors qu’ils étaient Européens. Ça ne les a pas empêchés de faire de très bons films.
C'est vrai que la difficulté du cinéma, ce n'est pas tellement de retranscrire la vérité de quelque chose, c'est de retranscrire l'image qu'on a de la vérité. Est-ce que c'est la raison pour laquelle vous vous êtes entouré de beaucoup de Colombiens ?
Je suis entouré de colombiens car c’est un film colombien, tourné en Colombie. Je me suis entendu très bien avec eux, ça a été un tournage vraiment heureux. C'était un tournage extrêmement difficile et compliqué, mais on a pris beaucoup de plaisir à faire le film. On croyait, on aimait l'histoire, le personnage, donc tout le monde donnait le meilleur. Ça a été une très belle expérience pour moi.
Je dirais que j'ai vraiment adoré le tout début du film où il y a la présentation du fils, à deux âges différents. La façon dont ils sont emmenés dans l'histoire, avec les variations d'images et de couleurs, de filtres et aussi l’apparition du père qui n'arrive pas tout de suite. J'aime beaucoup quand il se tourne dans l'église. Je trouve que ça montre vraiment à la fois son importance, mais aussi que le film va s'orienter sur le regard du fils.
Oui, tout comme le livre qui est le regard du fils. Pas le regard, en fait. C'est le souvenir du fils. Sa mémoire. C'est un peu plus subjectif. On accompagne, on voit le regard. C'est-à-dire, on n'est pas dedans, mais on regarde son regard. Tu vois? Ça, c'est la différence, pour moi, entre le livre et le film et c'est une grande différence. Il y a plein de moments dans le film où, ce que l’on voit et...comment l'enfant regarde.
Exact.
Quand il est dans la voiture avec son père. Quand il y a la bombe et tout ça dans la rue. Avant que le père parle de la maladie de la soeur. Tout le temps il espionne son père en essayant d'interpréter ce qui lui arrive. Qu'est-ce qui se passe dans cette maison, dans sa famille ? Il y a l'enfant qui écoute le père et la mère discuter, qui voit le père qui pleure dans la chambre, dans son bureau. Le fils regarde pour se créer ses souvenirs. Tout ça va être imprégné en lui ensuite.
Mais, il y a aussi des moments où le père regarde le fils.
Oui et c'est beau ces moments-là et il y a beaucoup d'amour dans son regard. Pour moi, c'est surtout un film d'amour.
C'est un film d'amour d'un père à son fils.
Ou d'un fils à son père. Oui, dans les deux directions. Mais aussi de toute cette famille, non ?
J'ai l'impression que ce père ne se dévoile pas totalement. Est-ce que c'est fait exprès, finalement ?
Oui. C'est quelqu'un qui a aussi sa partie secrète, ses mystères, comme tout le monde. Je trouve que c'est important.
Justement, je voulais que vous me parliez de Javier Cámara, qu'on connaît tous en étant l'infirmier du film de Pedro Almodovar, "Parle Avec Elle", un film merveilleux. Comment a-t-il abordé le film ? Je trouve qu'il est complètement différent de l'image que j'avais de lui.
Oui et ça a été un vrai défi pour lui. Il y a quelques années, bien avant le film, il est passé à la maison pour nous dire au revoir parce qu'il partait en Colombie tourner la deuxième saison de Narcos. Alors, ma femme et moi, on lui a donné "El olvido que seremos" et on lui a dit, il faut que tu lises ce livre.
Vous aviez déjà l'idée de faire ce film ?
Non, non. Je lui ai dit, tu vas travailler en Colombie, tu va voir ce pays, il faut que tu lises ce livre. Je l’avais conseillé à beaucoup d'amis, ce livre. Je l’avais même donné à ma mère. Donc, ça a été prémonitoire finalement. Qui nous aurait dit, quelques années plus tard, qu’on serait, en Colombie ensemble, à le faire.
C'est génial. Comment il a abordé ce rôle ?
D'abord il y avait une partie technique à cause de l'accent et tout ça. Mais il a eu une bonne aide parce qu'il y avait pas mal d'enregistrements de la voix du docteur, que ce soit à la radio ou dans des interviews, ou même quand il était à l’étranger, il envoyait des lettres enregistrées à la famille. Il y avait suffisamment de documents pour qu'il puisse travailler.
Et, Javier, a extrêmement bien fait ça. Mais, surtout, en faisant ça il n'est pas resté dans la technique. L'important, c'est qu'il est dans l'émotion du personnage, l'humanité et la joie de vivre du personnage.
Sa joie de vivre est frappante dans le film et ça transpire tout le temps. Son regard, son sourire. est lumineux. Avez vous tourné beaucoup en présence de la famille Abad ?
Non, pas en présence. Héctor est venu quelquefois, seulement. C’est un homme tellement généreux et tellement merveilleux. Il ne voulait pas m'importuner ni me mettre de pression.
Oui. C’est très élégant. J'avais envie de vous parler aussi de Patricia Tamayo, que je ne connais pas vraiment.
Je dis toujours que si elle était américaine, elle aurait au moins deux Oscars. C'est une actrice tellement bonne, grave, subtile, profonde, merveilleuse. Une actrice merveilleuse.
J'ai adoré ce qu'elle fait dans ce rôle.
Avec Patricia, j'étais en train de parler, comme avec toi, ici, dans le lobby de l'hôtel. Et à la fin elle me demande quand est-ce qu'elle devait aller faire des essais. Je lui ai dit, non, non, on ne va pas en faire. Tu es déjà, dans le film. (Rire). C’était tellement fort, tellement clair pour moi. Je l'ai vu et je me suis dit, c'est elle.
Et ce n'est pas un rôle facile.
Non. C'est assez difficile.
On a l'impression qu'elle détient un peu toutes les clés.
Oui. Et c'est à la fois la maîtresse de la maison et elle est assez effacée. C'est étonnant. C'est le personnage, un peu, de femme forte à la John Ford. J'aime beaucoup ce personnage.
Et elle est tellement pleine d'amour pour toute sa famille. Ça se sent, ça se transpire.
C'est elle qui gère, c'est elle qui protège.
Je voulais vous parler aussi de votre rapport à la musique. Parce que la musique est quand même très importante aussi, dans le film.
En général, dans ma vie et dans mes films, j'accorde beaucoup d'importance à la musique et quand j'ai décidé de faire L’oubli que nous serons, une des premières choses que j'ai dit au producteur, c'est : il me faut Zbigniew Preisner. Ce n'était pas évident dans un film en Colombie, une histoire colombienne, de demander à un compositeur polonais. Mais pour moi, c'était important de ne pas tomber dans le localisme, nationalisme musical, folklore, etc. Faire une Colombie folklorique.
J'ai l'impression que c'est un peu une musique de l'âme, qui transpire.
C'est une musique qui vient de dedans. Pour ça, Preisner est un spécialiste. J'ai déjà travaillé avec lui et je m'entends très, très bien avec lui. C'est quelqu'un très fort dans ses opinions. Quand il est convaincu de quelque chose. Il se bat pour ça. Il est costaud.
On a le même âge et parfois on se dispute, mais à la fin on se met d'accord.
Comment il a travaillé? Il a fait la musique avant, pendant, après le film ?
Je lui ai donné le scénario avant. On a parlé un peu. Et puis, dès que j'avais un premier montage, on a commencé à travailler. On a commencé à discuter. Où est-ce qu'on va mettre la musique. Quel genre de musique.
J'ai l'impression que vous avez tous, dans ce film, mis vos tripes sur la table et votre intimité, vos souvenirs.
C'est comme ça qu'il faut faire un film. Je ne sais pas faire de films autrement.
Ce n'est pas une démonstration non plus. Ce que je veux dire, c'est que ça vient de l'intérieur.
Vous avez fait le parti pris de ne pas trop parler. Des problèmes politiques dans le film. Expliquez-moi choix par rapport à ça ?
Dans le film, on en parle, mais par l'écoute de l'enfant, surtout. C'est une espèce de toile, mais pas une toile de fond. Parce que c'est un fond qui est très près de la vie quotidienne de chaque jour, de la vie en Colombie, cette violence est un peu omniprésente. La violence politique, mais aussi l'inégalité et l’injustice que ce médecin combat. Donc, je voulais que ça soit présent, tout le temps, mais que tout soit vu de l'intérieur de cette famille.
Je vous remercie. Merci beaucoup.
EN SAVOIR PLUS...
À propos de Jorge Luis Borges
Borges est un écrivain argentin né le 24 août 1899 à Buenos Aires et mort à Genève le 14 juin 1986. Ses œuvres dans les domaines de l’essai et de la nouvelle sont considérées comme des classiques de la littérature du XXᵉ siècle.
À sa mort, en vidant les poches de son père, le narrateur Héctor Hadad y avait trouvé un bout de papier sur lequel le matin même il avait recopié un poème de Borges :
« Ici et maintenant. Nous voilà devenus l’oubli que nous serons./ La poussière élémentaire qui nous ignore,/ qui fut le rouge Adam, qui est maintenant/ tous les hommes, et que nous ne verrons. Nous sommes en tombe les deux dates/ du début du terme. La caisse/ l’obscène corruption et le linceul,/ triomphes de la mort et complaintes. Je ne suis l’insensé qui s’accroche/ au son magique de son nom./ Je pense avec espoir à cet homme Qui ne saura qui je fus ici-bas./ Sous le bleu indifférent du Ciel/ Cette pensée me console. (Traduction de l’espagnol par Jean-Dominique Rey)
LE ROMAN
L’OUBLI QUE NOUS SERONS
Héctor Abad Faciolince est né à Medellín en 1958. Journaliste, romancier, traducteur de nombreux auteurs italiens, il a fait ses études de médecine à Medellín et de Lettres modernes à Turin. L’assassinat de son père en 1987 le contraint à vivre en exil pendant plusieurs années. Son œuvre romanesque, couronnée de plusieurs prix et traduite dans plusieurs langues, est considérée comme l’une des plus importantes de la littérature colombienne contemporaine.
LE ROMAN EN CHIFFRES
• Best-seller pendant plus de deux ans en Colombie
• Traduit dans 12 langues
et vendu dans plus de 20 pays
• Prix Casa d’Amérique Latine
du Portugal pour La meilleure œuvre latino-américaine (2020)
• Prix des droits de l’Homme
de L’Université de Duke (USA - 2012)
Le roman est paru en France aux Éditions Gallimard. Il sera réédité dans la collection Folio avec l’affiche du film en couverture, deux semaines avant la sortie en salles de l’adaptation cinématographique.
Quand ma mère et moi avons retrouvé dans une rue de Medellín le corps de mon père assassiné, elle a pris son alliance et les papiers qu’il avait dans sa poche. Sur l’un d’eux figurait, retranscrit de sa main, un sonnet attribué à Borges : « Nous voilà devenus l’oubli que nous serons »... « Je ne suis pas l’insensé qui s’accroche/ Au son magique de son nom/ Je pense avec espoir à cet Homme/ Qui ne saura pas qui je fus ici-bas/ Sous le bleu indifférent du Ciel/ Cette pensée me console » Je crois que ce poème a été pour mon père une façon de nous dire qu’il pressentait sa fin inéluctable. Et j’ai écrit ce livre pour que l’on n’oublie pas...HÉCTOR ABAD FACIOLINCE
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